Texte intégral
Autisme et
couple :
Deux
entités qui se rencontrent…
Notre rencontre initiale, à l’homme et à moi, n’est
pas digne des grands coups de foudre idylliques des films sentimentaux
hollywoodiens. Dans les faits, c’est la pression maternelle envers une jeune étudiante
renfermée et poussée à trouver prestement un boulot d’été, qui nous as mis, l’homme
et moi, en travers du chemin l’un de l’autre. De toute manière, romantisme et
moi ne sommes guère des complices de longue date et Star Wars a davantage bercé
mon adolescence que Dirty dancing.
Subtile autant qu’une autiste qui s’ignore peut
l’être, j’ai rempli un formulaire de demande d’emploi dans un unique commerce, et
le silence radio commençait à me peser dangereusement. Je suis retournée aux
nouvelles, décrétant avec fermeté à mon futur patron : « Je n’ai pas
eu mon entrevue ». Mais comme j’étais invariablement accolée à mon amie-soeur
lors de mes visites, il m’a demandé du tac au tac : « Allez-vous
faire la job ensemble? ». Ne saisissant pas l’ironie de la requête, j’ai
répondu un très sérieux « non ». Pour moi, tout était d’une
transparente évidence : n’avais-je pas indiqué mon seul nom sur
l’indiscret formulaire? Et puis, comme mon amie était là, pourquoi l’aurais-je
laissée poireauter devant la porte comme un chien qu’on attache à un poteau?
Malgré ce maladroit suivi, j’ai décroché l’emploi
estival. Quelques années se sont écoulées, puis, un ami commun nous a remis en
contact. Entre François et moi, tout était limpide et simple : il aimait
mon côté marginal, mes goûts éclectiques, mon attitude singulière. De lui, j’ai
apprécié la facilité lors de nos échanges verbaux, sa capacité de m’accepter
sans jugement. Avec lui, contrairement à 99,9999 % des autres personnes,
je ne me sentais pas « défectueuse ».
Un quotidien teinté de 38 nuances de gris… en
25 ans
Il faut beaucoup d’amour pour vivre avec les travers
et les différences particulières de l’autre. Moi, je suis autiste, mais lui,
c’est l’individu le plus archi-sociable et avec la plus grande subtilité relationnelle
que je connaisse. Chez lui, pas la moindre ombre du « vilain »
spectre autistique. Alors cette notable différence apporte son lot de drames ou
fous rires extrêmes. Peu de demi-mesures.
Comme je suis socialement programmée sur un courant
alternatif, nos projets de visites familiales ou amicales étaient souvent
avortés par mon anxiété. Promettre une visite des semaines à l’avance, c’est
une chose. La vivre dans le présent en est une autre opposée. Alors moi, trop fréquemment,
pendant que j’aurais dû être en train d’appliquer mes fards et de retoucher mes
cheveux, je choisissais l’option la moins acceptable : la fuite immobile
emmitouflée sous les draps. Je démissionnais avant même le départ. Tétanisée à
l’avance par la peur, je choisissais l’évitement, appréhendant la solitude dans
la foule, la fatigue, le sentiment d’inadéquation qui accompagnait chacune de
mes sorties en public. François était déçu et fâché, moi, je demeurais triste
de ne pas avoir le comportement attendu. Bien des malentendus entre nous sont
survenus ainsi.
La panique facile est mon alliée. Tout imprévu, tout
changement soudain à l’horaire, une visite non-annoncée et je dois gérer la
catastrophe interne qui s’abat sur moi. Pour lui, une panne d’électricité,
c’est une pause dans nos vies tendues : chandelles, radio à batterie où
l’on égrène la bande fm à la recherche d’une chanson rigolote, jeu de cartes,
tout est source de plaisir spontané. Moi, je me plante devant mon horloge à
batterie et cinq minutes pile sans retour du courant, me voilà déjà au
téléphone à m’enquérir de l’heure prévue du retour du service essentiel. Ma vie
se paralyse, je vis avec la crainte de ne plus revoir une ampoule électrique
s’allumer du reste de mon existence. Ce n’est pas prévu, ce n’est pas conforme
à mes attentes, donc c’est une menace à mon équilibre. Et François a appris à
me voir ainsi et à désamorcer de son mieux mes anxiétés courantes.
Je ne comprends pas l’implicite, le
non-verbal, alors je peux paraître aisément agressante et contrôlante pour mon conjoint, alors qu’il n’en est rien. Par mes paroles sans filtre, trop directes et
sans assouplisseur liquide pour mieux lubrifier les angles, je suis cassante et
tranchante comme un couteau japonais bien affûté. Si je lui fais une demande,
passer l’aspirateur, m’accompagner quelque part, je dois invariablement
recevoir une réponse claire et non équivoque. Un silence amène systématiquement
une répétition en boucle de ma requête jusqu’à ce qu’un « j’ai déjà
compris la première fois » impatient ne vienne confirmer que mes paroles
ont bien atteint leur cible. En l’absence de confirmation stricte, je demeure
incertaine et sur le qui-vive.
Problèmes… solutions…
Nos nombreuses années de vie commune nous
ont tout de même appris à mieux gérer notre quotidien.
Mon conjoint ne peut avoir un gros ego à
nourrir. Moi, Asperger, mon manque de filtre lui balance ses quatre vérités
sans détour. Si je parais effrontée, c’est que je ne sais pas emballer mes sollicitations
et mes inquiétudes de papier de soie jaune canari ou de rubans roses éclatants.
Quand je suis directive, c’est par anxiété de perdre le contrôle de mon univers
qui se doit d’être prévisible et fiable. Lorsque je panique, c’est que le
plancher se dérobe sous mes pieds et que je ne sais plus comment reprendre mon
équilibre.
Je dirai tout, sans jouer de jeu social,
sans penser aux conséquences sur son amour-propre, car ce n’est pas ce dernier
que je vise et l’existence de cet ego n’a que peu de sens pour moi. Je ne
manipule pas, je ne passe pas par Québec pour faire Montréal-Trois-Rivières, je
prends la voie la plus courte. Je ne veux pas laisser deviner des non-dits, car
je ne sais pas manier le « si tu m’aimes, tu vas deviner ce que je
veux… ».
J’ai constaté que les tensions de mon
couple autiste/non autiste résultent le plus souvent d’une interprétation
différente de l’environnement et des intentions de l’autre. Mon conjoint
l’accepte de son mieux, mais nous devons faire comme tout couple :
privilégier le dialogue, éclaircir les zones d’ombre et vérifier régulièrement les
intentions.
Nous avons trouvé un allié solide :
l’humour. Tourner les situations en dérision quand c’est possible, désamorcer
avec une blague, détendre l’atmosphère par une absurdité amusante. Comme mon
conjoint est moins ordonné que moi, je laisse parfois des petites notes sur les
objets qui trainent un peu partout et m’agacent : «Je ne suis pas
susceptible, j’aime ça quand on me remet à ma place ». C’est mieux qu’un
rabrouement incisif et ça me permet de désamorcer à mon tour.
Tant de petits trucs simples peuvent
faciliter le quotidien : trouver des accommodements raisonnables qui
adoucissent la vie, aller dans nos familles moins souvent quand c’est
bruyant, négocier le temps de sortie et les lieux, laisser de l’espace à la
personne autiste pour récupérer son énergie en solo, être conscient que les
imprévus sont difficiles à gérer et faciliter les transitions.
Être
autiste et en couple, est-ce viable? Je vous dirais que oui, notre longue
relation en est un témoin vivant. La communication et l’écoute de l’autre, le
respect et la compréhension, voilà les bases de toute relation à deux, peu
importe la nature neurologique de l’autre. Et il ne faut pas oublier les
compléments joyeux qui cimentent l’expérience avec euphorie : amour et complicité…